Les habitants découvrent l’affiche que la préfecture du Haut-Rhin a fait placarder dans toutes les communes proches de la frontière allemande [1] :
PRÉFECTURE DU HAUT-RHIN RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Bureau de la Défense nationale
Conseils à la population
Le repliement de cette commune est ordonné, les habitants doivent suivre scrupuleusement les ordres qui leur sont donnés par la mairie et les chefs de groupe. Ils doivent obligatoirement se rendre au centre de Recueil.
Chaque personne emportera des vêtements chauds, une couverture, un quart, une gamelle, etc., et pour trois jours de vivres. Le poids des bagages ne doit pas dépasser 30 kilos… Pour les enfants de moins de sept ans, il est de la plus grande importance de coudre à leurs vêtements une étiquette, indiquant leur nom, prénoms, date de naissance, lieu d’origine et centre de Recueil. [2]
Car le jour même, les troupes allemandes ont envahi la Pologne ! Et en vertu d’un traité signé en 1921, la France se doit d’intervenir. C’est donc sans attendre la déclaration de guerre – qui interviendra le 3 – que le gouvernement français déclenche l’évacuation des communes limitrophes de l’Allemagne.
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Tout à côté de Bâle, à moins d’un kilomètre du Rhin, Saint-Louis – petite ville d’environ 7 000 habitants [3] – est au point de jonction des frontières française, suisse et allemande. Sa gare est la dernière étape française sur la ligne Strasbourg-Bâle.
Mes grands-parents maternels − Lucien et Marguerite Jeandot − y habitent depuis une dizaine d’années. Lui est employé à la Compagnie des Chemins de fer d’Alsace-Lorraine, elle est “femme au foyer”. Après leur mariage en 1922, ils s’étaient installés à Mulhouse, au numéro 9 de la rue Dindenheim où naquirent leurs deux enfants : Serge en 1923 et Yvette en 1928 (ma mère). C’est vraisemblablement après cette seconde naissance qu’ils emménagèrent au numéro 15 du quartier Wallart [4]. Cette cité-jardin située au sud-est de la commune, tout près du Rhin, est constituée de petits immeubles de deux étages aux murs de brique.
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Une photographie a été prise de l’annonce de l’évacuation au quartier Wallart. Une cinquantaine de personnes, surtout des femmes et des enfants, dont je ne reconnais personne de la famille Jeandot.
Comme tous les Alsaciens, les habitants de Saint-Louis avaient prévu leur exode. Aussi, dès 10 heures, lorsque devant le café Philibert ils entendent Hitler annoncer que ses armées ont envahi la Pologne, ils rentrent immédiatement chez eux pour équiper leurs enfants et terminer leurs valises [5]. Lucien racontera plus tard que son voisin – un dénommé Schneider, je crois – jeta de colère son poste de T.S.F. par la fenêtre.
La mairie donne ses instructions : la population doit se rendre « à pied et par tous les moyens à sa disposition à Hausgauen [6] dans les heures de la nuit ». La destination finale n’est pas indiquée. La population doit en principe évacuer à pied, mais on trouve trois rames de wagons vides pour les malades, les enfants et les plus vieux. Cependant un groupe de cyclistes part de la rue des Acacias ; on aperçoit des charrettes du côté de la place du Marché ; quelques voitures automobiles ont pris la direction d’Altkirch… On a donc tout laissé ! Et malgré la promesse du gouvernement que l’armée « veillera avec une attention et une fermeté de tous les instants », on apprendra dès avant la fin du mois que la plupart des portes ont été forcées… Pour l’heure, ne restent dans la ville que les vingt-cinq membres d’une Commission de sauvegarde, les cheminots – Lucien Jeandot est du nombre –, quelques réfractaires au départ… et les chats et chiens que l’on est dans l’obligation de laisser sur place. [7]
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Le lendemain, plus de la moitié de la population se retrouve à Altkirch. On s’installe dans les écoles, les granges, la halle aux blés… Dans l’après-midi du 3 septembre, les 3 822 réfugiés de Saint-Louis prennent la direction de Lectoure (Gers). Quelque uns en voiture, tous les autres « dans des wagons où ils sont entassés à cinquante ou soixante, vivant dans une ambiance qu’ils décriront tous comme ‘infernale’, ne débarquant que trois jours plus tard dans une ville qui ne les attend pas puisque, en décembre, bon nombre d’évacués coucheront toujours dans des greniers, sur la paille » [8].
Je ne sais si les Jeandot suivent le mouvement en direction de Lectoure, non plus si Lucien accompagne ou non sa femme et ses enfants. Cependant, je suppose que ces derniers se rendent directement à Dijon où habitent la mère de Marguerite et son compagnon.
Ma mère a évoquera ce départ (elle a onze ans et son frère seize). Je me rappelle – vaguement, car elle n’est plus de ce monde depuis bien longtemps – que la famille dut passer plusieurs nuits dans des abris de fortune, à même le sol, et que des puces et des poux investirent leurs corps et leurs vêtements…
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Je suis aujourd’hui en possession de trois cartes de Réfugié obligatoire du Département du Haut-Rhin délivrées à Dijon le 21 mars 1940 aux noms de Marguerite, Serge et Yvette Jeandot (ci-dessous). J’ai aussi sous les yeux une photographie de classe d’Yvette, avec pour légende « Souvenir scolaire – Année 1940 » ; une élève tient une ardoise sur laquelle on a écrit à la craie « Darcy Dijon ». Ma mère a donc probablement intégré une école dijonnaise dès la rentrée d’octobre 1939. Son accent alsacien lui vaut alors le surnom de « boche », ce que je rapporte à la mine triste et désabusée qu’elle arbore sur cette photographie.
Je ne sais combien de temps Lucien Jeandot restera à Saint-Louis. En tout cas, il y est encore à la fin du mois d’octobre. En effet, dans une lettre-fleuve de vingt-deux pages qu’il écrira en septembre 1981 à un membre de notre famille, il dira avoir appris par téléphone que son beau-père était décédé le 30 octobre 1939 à Lons-le-Saunier (Jura). Lucien est alors « à 1 000 m des lignes ». Il dit être parti pour les obsèques sans attendre : « Je me suis débrouillé pour gagner Mulhouse où j’ai pris un train en partance Lyon. Arrivé à Lons, vers 20 heures […] ».
De cette période de la « drôle de guerre », Lucien se souviendra que les échanges commerciaux se poursuivent entre la France et l’Allemagne : affecté au service de la douane de la gare de Saint-Louis, il constate que les trains de marchandises franchissent chaque jour la frontière ─ comme si de rien n’était.
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En juin 1940, c’est la défaite de l’armée française ! Alors, de concert avec les autorités allemandes, le gouvernement de Vichy a recommandé aux Alsaciens et aux Lorrains de rentrer chez eux. Ainsi, dès le début du mois de septembre, nombre de Ludoviciens retournent dans leurs foyers – découvrant que leur commune est devenue allemande ! Car en contravention de la convention d’armistice du 22 juin, le IIIe Reich a annexé l’Alsace-Lorraine. Et dès le 13 juillet, les biens “français” sont confisqués, les habitants d’”origine française” sont expulsés (ceux arrivés après 1918 en priorité), la langue allemande est la seule autorisée… La ville de Saint-Louis est donc entièrement germanisée [9].
Cependant, Lucien Jeandot a été affecté à Paris, à la gare de l’Est. Avait-il gagné la capitale avant l’exode de mai-juin 1940 ? Puis, comme des centaines de milliers de Parisiens et de banlieusards, avait-il quitté Paris le 13 juin, la veille de l’arrivée des Allemands [10] ? Lucien racontera qu’il fit le trajet de Paris à Dijon en vélo pour retrouver les siens ; mais je suis incapable aujourd’hui de replacer cet épisode dans son contexte.
Il loge dans un premier temps à Bondy, bientôt rejoint par Serge qui a été inscrit au lycée Rollin[11] (certainement en raison de la proximité de l’établissement avec la gare de l’Est). On retrouve enfin Yvette le 8 juin 1941 à Bondy à l’occasion de sa communion solennelle – ce qui laisse penser que la famille est à nouveau réunie dès le début de l’année scolaire 1940-1941.
En tout cas, les Jeandot ne reviendront pas à Saint-Louis. Certainement en raison de l’affectation de Lucien à la gare de l’Est. Mais aussi et surtout parce que − en tant que “Français d’origine” − ils sont devenus indésirables en Alsace.
Ils ont donc tout perdu ! Dans une lettre du 14 février 1946 au président du Tribunal de première instance de Mulhouse [recto et verso au format pdf], Lucien relatera les circonstances dans lesquelles son appartement fut réquisitionné par les Allemands.
Après 1945, la famille Jeandot entamera en qualité de « spoliée » une longue et laborieuse procédure [12], qui ne prendra fin qu’en 1956 avec un dédommagement de 201 320 francs (environ 4 150 euros de 2015). Il n’en restera pas moins que la nostalgie de Saint-Louis ne quittera jamais mes grands-parents ; ils diront souvent y avoir vécu la période la plus heureuse de leur vie.
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Notes :
1 – Dès 1935, le gouvernement avait commencé à mettre au point un plan d’évacuation des populations les plus menacées en cas de conflit avec l’Allemagne.
2 – Henri AMOUROUX, La grande histoire des Français sous l’occupation – Volume 1 : Le peuple du désastre − Quarante millions de pétainistes, Robert Laffont – Bouquins, 1997, p. 123.
3 – 20 294 habitants en 2013.
4 – Du nom du maire qui en avait été le promoteur, et dont la construction avait démarré en 1923.
5 – Henri AMOUROUX, ouv. cité, 1997, p. 124.
6 – À 25 kilomètres à l’ouest, sur la route d’Altkirch.
7 – Henri AMOUROUX, ouv. cité, 1997.
8 – Henri AMOUROUX, ibid, 1997, p. 126.
9 – Henri AMOUROUX, ibid, 1997, p. 550-559. Voir aussi Commémoration des 75 ans de l’évacuation, Journal municipal de Saint-Louis, n° 54 – septembre 2014 sur le site de la ville de Saint-Louis.
10 – Henri AMOUROUX, ouv. cité, 1997.
11 – Aujourd’hui lycée Jacques Decour.
12 – J’ai en ma possession un épais dossier qui rend compte des difficultés et des tracasseries rencontrées par mes grands-parents.
Voir aussi :
En plus des trois photographies d’Alexandre DANNER reproduites ci-dessus, on trouvera onze autres clichés sur le site de la ville de Saint-Louis (rubriques Ville-Territoire/Histoire, puis lien Évacuation de 1939).