Lettre du 14 mai 1946
Ateliers de Mi-Au, le 14 mai 194[6]
Mes très chers parents,
Ma très chère sœur,
Indisponible pour plusieurs jours du fait d’une bonne foulure du pied droit contractée au cours d’une partie de saut en hauteur, j’ai ce matin quelques instants de liberté qui me permettent de vous envoyer quelques unes de mes nouvelles. En ce qui me concerne particulièrement tout va très bien : la santé est excellente. Mais malgré tout je rage : cette sacrée foulure me force à marcher avec un bâton et à rester des journées entières soit assis, soit le pied dans l’eau bouillante. Je reçois très souvent la visite de l’infirmier de la compagnie qui me fait des massages à l’huile camphrée, ces massages sont assez douloureux.
Je vais maintenant vous annoncer une nouvelle qui certainement vous fera plaisir : il nous est possible d’expédier en France des colis de riz, café, thé, poivre. Chaque colis contient 2 k 500 de l’une de ces marchandises. Aussi je [vais] vous expédier un de chaque. Vous recevrez donc : 2 k 500 de riz, 2 k 500 de café, 2 k 500 de [thé], 2 k 500 de poivre. Vous pourrez consommer le riz et le café et faire de l’échange avec le thé et le poivre. Je vous en expédierai d’autres par la suite. J’en enverrai aussi à Saint-Usage : cela fera certainement plaisir à grand-mère et à Marcel.
Recevez-vous régulièrement toutes mes lettres : je vous en envoie une tous les 3 ou 4 jours. J’espère recevoir de vos nouvelles au courrier de demain. Sinon, il me faudra attendre huit jours de plus.
Notre compagnie déplore depuis hier matin son premier mort. La section de l’un de mes camarades est tombée dans une embuscade à la lisière d’un bois. Ce sont d’ailleurs des embuscades [dont] nous nous méfions le plus car les rebelles savent très bien les tendre et les unités qui tombent dedans doivent compter sur des pertes plus ou moins sensibles. Mais ils n’auront pas le dernier mot.
La période des pluies vient de commencer. Il y en a [pour] plusieurs mois. Cela n’exclu[t] pas notre travail de soldats combattant le Viet-Minh que nous avons appris à connaître : le peuple français ne saura jamais assez que les adeptes du Viet-Minh ne sont que des assassins et des pillards qui sous couvert de patriotisme pour leur pays ne se conduisent qu’en rebelles aux plus élémentaires lois de justice. Ils affectionnent par-dessus tout : embuscades, guet-apens, assassinats de soldats français et d’annamites favorables à l’influence française [1]. Je peux vous fournir un exemple : un ex-ouvrier d’aviation de nationalité tonkinoise interrogé par nos soins nous avait donné quelques noms de partisans Viet-Minh résidants dans la région. Son interrogatoire terminé, il fut relâché. Le matin même, deux tireurs du Viet-Minh, camouflés hors des murs du camp, lui ont tiré dessus et le blessèrent assez sérieusement à la cuisse. Le gouvernement français essaie de signer des accords avec eux : mais les représentants signent de la main droite et de la main gauche signent des ordres pour faire sauter tel ou tel bâtiment ou tel ou tel fort. On ne peut avoir confiance en ces gens-là.
Je termine pour aujourd’hui. Je souhaite que cette courte lettre vous trouvera en excellente santé et recevoir bientôt de vos nouvelles. Je vous embrasse tous bien fort.
Serge
5e Compagnie
S.P. 53.342.
Notes :
1. Mais Serge n’écrivait-il pas, trois semaines auparavant, (lettre du 26 avril 1946) : « Pendant quatre ans en France, en tant que F.F.I., nous faisions aux troupes allemandes une guerre de guérillas […]. Tandis que les rôles sont changés : je prends la place de l’occupant et les membres du Viet-Minh deviennent les F.F.I. » ?