Lettre du 9 mai 1946

Ateliers de Mi-Au, le 9 mai 1946460509

Mes très chers parents, Ma très chère sœur,

Les instants de liberté et de calme étant très rares dans notre vie de poste perdu dans la brousse, je profite de celui-ci pour vous envoyer de mes nouvelles qui pour l’instant sont plus qu’excellentes. Un seul point noir : manque de nouvelles de toute la famille (Villemomble – St-Usage – Chaumergy) à qui j’envoie lettre sur lettre depuis mon départ de Marseille. Si cela continue je vais être obligé de descendre à Saïgon pour expédier des télégrammes. Depuis le dernier envoi, je ne peux signaler aucune nouvelle sensationnelle si ce n’est que notre vie de gibier et de chasseur continue toujours au même rythme. Le Viet-Minh se montre toujours aussi agressif et nous, troupes de la vieille Légion, nous leur menons la vie dure. Les opérations se succèdent et les patrouilles dans la brousse ou dans les villages occupés par le Viet-Minh se font journellement. La nuit, au contraire nous sommes sur la défensive dans nos postes : le Viet-Minh nous rend parfois visite. Quoique depuis quelques jours nos nuits sont calmes. Il y a une huitaine de jours environ un groupe de rebelles, soutenu par un fusil-mitrailleur japonais (servi par des soldats japonais passés dans les rangs V.M.) attaquait le poste de la centrale électrique  des ateliers de Mi-Au que nous occupons vers 22 heures […]. Bien mal leur en prit, car la riposte fut sérieuse. Depuis lors, ils ne s’y aventurent plus de jour. Ils se contentent d’envoyer tous les soirs un ou deux hommes qui essaient de franchir les barbelés, mais sans succès.

Question matériel et équipement : nous sommes équipés et armés soigneusement sur le type anglais (montres lumineuses et étanches, jumelles, boussoles, imperméables, camions, armement, etc…).

La nourriture est très bonne (ravitaillement anglais + légumes). Les fruits sont abondants (bananes, ananas, etc…).

A part cela pas grand-chose à dire : je voudrais bien savoir ce qu’il se passe en cette douce France pour l’instant et plus particulièrement dans les locaux occupés par mes parents. La période des examens approche : aussi je pense qu’Yvette bûche pour réussir brillamment son concours. La gare de l’Est tient-elle toujours debout [1] ? Le ravitaillement va-t-il mieux ? Maman est-elle toujours en bonne santé ? Le jardin, Papa, rapporte-t-il ce qu’il faut pour subvenir assez convenablement à vos besoins ? Voilà ce que j’aimerais savoir. Hélas…….

Devant mes yeux, à 150 mètres, se dresse la centrale électrique hors des murs du camp. Autour d’elle je vois s’agiter les formes de mes légionnaires. Parfois, assez souvent même, je vais y passer la nuit, au milieu de mes hommes, dans l’attente du coup dur qui me permettra de descendre quelques salopards avec ma « chérie ». Ma chérie, pour l’instant : c’est ma carabine américaine. Toujours soigneusement graissée, elle attend le doux instant qui lui permettra de fonctionner. A ma gauche, à quelques dizaines [de mètres] de la centrale s’étend un petit ramassis de maisons indigènes. A ma droite, à quelques centaines d emètres, la brousse avec ses embûches et son Viet-Minh.

Malgré tout la vie est belle et je comprends les européens qui lassés de la vie européenne viennent s’établir ici et y restent plusieurs années sans rentrer en France.

Je termine là cette lettre en espérant qu’elle vous trouvera en excellente condition physique. Je vous serre tous contre mon cœur et vous embrasse bien fort.

L’enfant prodigue

Serge

P.S. J’oubliais ! Yvette pourrais tu embrasser [le chat] Mouki sur le bout du nez de ma part. Ici, il [en] existe de plus gros, mais ils sont beaucoup moins gentils.

Serge

Notes :

1. Son père est en poste à la gare de Paris-Pajol, annexe de la gare de l’Est, où lui-même a travaillé d’août 1941 à mars 1943.

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