Lettre du 30 septembre 1946
Poste de My Due Tay (1) Nord, le 30 septembre 1946
Mes très chers parents, ma très chère sœur.
Un caporal de ma section ayant terminé son engagement de cinq ans et devant partir de Saïgon pour la France le 3/10/1946, je vous écris une lettre qui sera destinée à vous donner une idée de la guerre contre les rebelles en Indochine. Cette lettre ne passera [illisible] pas à la censure, ennemi n°1, des soldats du Corps Expéditionnaire. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi il existe une censure. Il est vrai que depuis la libération de notre territoire, il faut cacher beaucoup de choses aux Français et en particulier que plus de 2 000 fils de France sont morts dans cette guerre depuis le début de la campagne d’Extrême-Orient, sans compter les disparus et les blessés qui sont comptés à part.
Lorsque par hasard l’un d’entre nous tombe entre les mains des rebelles, voulez-vous savoir quel sort lui est réservé [?] Torture, parties coupées, tête tranchée et jeté à l’eau dans une rivière ou dans un canal. Chaque indigène travaillant avec nous ou pour nous s’expose aux mêmes souffrances et à la même fin. Toutes les familles des partisans sont enlevées et mises à mort. Leurs maisons sont brulées, et dire qu’un certain parti (communiste, ces salauds, pour ne pas le nommer) organise en France des quêtes pour le Viet-Minh. Avec, ce dernier achète des armes à la Chine ou ailleurs. Et pendant ce temps, à Fontainebleau (2), notre ministre des Affaires Étrangères fait présenter les armes à Monsieur Ho Chi Minh et l’invite à de plantureux repas payés par les contribuables dont les fils peut-être se font “couper les parties” en Indochine. Je m’excuse du terme, mais il n’y a que celui-ci.
J’ai appris aujourd’hui que Ho Chi Minh (nom donné à un chien de ma compagnie) avait signé avec Monsieur Moutet, Ministre des Colonies, un accord d’après lequel les hostilités se termineraient le 30 octobre (3). Est-ce exact cela [?] Un autre accord a déjà été signé en Mars à Dalat, par le Viet-Minh et l’Amiral d’Argenlieu (4), sur cette question, ce qui n’a pas empêché les rebelles de le violer en tendant des embuscades ou en violant les Françaises tombées entre leurs mains.
À Saïgon pendant l’époque qui précéda le débarquement du Corps Expéditionnaire, les ressortissants français durent se cacher pour échapper aux sévices des rebelles. Un exemple : un Français a eu devant ses yeux sa femme violée et torturée (bambous dans l’anus, parties génitales, yeux, oreilles) avant d’être mis à mort lui-même. Et l’on discute avec ces gens-là, au lieu de leur envoyer des bombes au coin de leur face jaune. Aussi ne vous étonnez pas lorsque je vous dis que je fais fusiller sans serrement de cœur tous les rebelles faits prisonniers. Mais avant de mourir ils passent à la torture. Ils sont décapités et jetés à l’eau. Aussi ne vous étonnez pas que ma tête soit mise à prix 170.000 francs (5) par les rebelles. 34 de ceux-ci ont été passés par les armes depuis un mois.
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À part cela il se fait considérablement tard (il est exactement 3 h 20 du matin). Aussi je vous quitte en vous disant que ma santé est excellente et que j’espère que cette lettre vous trouvera de même à son arrivée.
Au revoir, mes chers parents. Bonne nuit. Je vous embrasse bien fort.
Serge
Sous-Lieutenant Jeandot Serge
5ème compagnie
S.P. 53.342
T.O.E.
P.S. Les journaux disent-ils tout ce que j’ai écrit ci-dessus [?] Montrez cette lettre au Commandant Henry. Il pourra aussi en parler au Colonel Bernard.
Notes :
1. Orthographe incertaine.
2. Serge fait allusion à la conférence Fontainebleau (voir la note n°3 de la lettre du 11 juillet 1946).
3. Il s’agit d’un accord signé le 14 septembre 1946 qui prescrivait un cessez-le-feu à compter du 31 octobre 1946. Il entrera effectivement en vigueur dans le Sud.
4. Il s’agit :
– soit de l’accord Hô-Sainteny du 6 mars 1946 (voir à ce sujet André THEULIERES, La guerre du Vietnam 1945-1975, Lavauzelle, 1978, p. 40 et suiv) ;
– soit de la conférence préparatoire réunie à Dalat du 10 avril au 11 mai 1946.
5. Soit 10 000 piastres (1 piastre = 17 francs). Il a dû faire la conversion par souci de clarté.