Lettre du 26 mai 1946
Ateliers de Di An (1), le 26 Mai 1946
Très chers parents, très chère sœur,
En ce jour du seigneur, repos; aussi je trouve en cette fin de matinée quelques instants qui seront employés à vous écrire.
Je parlerai pour débuter de la question santé: celle-ci est toujours excellente. Je ne souffre aucunement du climat: nous sommes d’ailleurs dans l’une des régions les plus saines d’Indochine. Ma foulure est complètement guérie et il m’est à nouveau permis de trotter comme un lapin. Et chez vous comment va la condition physique ? J’espère qu’elle est excellente pour vous tous.
Notre vie d’aventures continue toujours au même rythme. Hier par exemple, notre compagnie attaquait un P.C. du Viet-Minh […]. Ma section devait l’aborder par les rizières. Aussi pendant plus de cinq-cents mètres, mes hommes et moi-même pataugeâmes dans la vase. Nous en avions jusqu’à la ceinture. Vous savez certainement que les rizières sont coupées de petits cours d’eau stagnante. Il nous fallait les traverser. Aussi, après la vase, l’eau nous montait jusqu’au ventre. La progression était très lente, ce sous un soleil de plomb. Les tireurs au fusil-mitrailleur étaient obligés de porter leur arme sur l’épaule. Les chargeurs, porteurs d’une caisse de munitions, peinaient. L’un d’eux, un petit légionnaire de 19 ans, se trouva tout à coup avec de la vase jusqu’au cou. Nous arrivâmes sans encombre à la petite cabane en bambou, après 1 h 30 d’efforts. Malgré cela, malgré la fatigue et la vase qui ruisselait de partout, lorsque nous arrivâmes sur la terre ferme entourant la maison, j’eus la satisfaction d’entendre rire, plaisanter et chanter mes légionnaires. De retour au camp nous faisions la queue pour passer sous la douche (nous en avions grandement besoin). Mais tout cela fait la beauté et l’attrait de cette vie d’action et d’aventures. L’après-midi fut entièrement consacrée au repos. A 12h30 j’étais allongé sous la moustiquaire sur mon lit de camp. Je me suis réveillé à 18h10. […] La veille une autre opération nous avait retenus sous la pluie pendant tout l’après-midi et la nuit précédente j’avais tendu une embuscade autour du poste, ce sous un orage du diable. Malgré cela nous sommes heureux et plaignons de tout cœur nos camarades des casernes de Paris.
Demain lundi nous recevons le courrier. J’espère cette fois-ci en recevoir. Si non je commence à désespérer. Si par hasard vous écrivez très prochainement à Saint-Usage, dites à Marcel que, descendant à Saïgon au début du mois prochain, j’en profiterai pour lui expédier des timbres d’Indochine.
[…] A l’instant précis où sont couchés ces mots sur cette feuille il est 10h38’13” c.à.d. 3h38 en France. D’heureux songes viennent certainement égailler votre repos. Yvette peut-être parle tout haut et Monsieur le Chat doit ronronner sur les pieds de Maman. Papa, le jardin pousse-t-il ? Les fraises doivent commencer à mûrir. Les petits pois sont-ils bons ? Les haricots donneront-ils ? De mon côté les fruits ne manquent pas : ananas, bananes, citrons, mangues, etc… J’en fais une bonne cure. Mais je préférerais en manger un peu moins et savoir que les petits enfants de France peuvent aussi se régaler avec une bonne banane.
[…] N’oubliez pas de me donner des nouvelles de Félix le Chat. Je termine en vous embrassant tous bien fort.
Serge
Sous-Lieutenant Jeandot Serge
5ème compagnie
S.P. 53.342
Notes :
1. Non localisé. Je ne suis pas sûr de l’orthographe (ou Mi Au, ou Mi Mu).