Lettre du 23 avril 1946
En mer, le 23 avril 1946, sur la route de Saïgon
Très chers parents, très chère sœur.
Hier, notre bateau faisait escale à Singapour, courte escale destinée à refaire le plein de mazout. Depuis hier 18 heures nous piquons droit sur Saïgon où nous arrivons après-demain matin. Ce long voyage de 14000 kms sera terminé. Pas trop d’incidents, une mer très calme de bout en bout, une chaleur torride à partir de Port-Saïd, et nous apercevrons dans quelques heures la côte de cette Indochine. Avant-hier soir, vers 21 heures, la musique du Régiment donnait un concert sur la plage arrière, le chef de musique s’apprêtait à faire attaquer “Le Boudin” (marche de la Légion) lorsque les légionnaires présent virent tomber à la mer trois de leurs camarades; dans un coin infesté de requins et de courants. Le Johann de Witt s’immobilisa immédiatement, les canots furent mis à l’eau et une demie-heure plus tard nos trois lascars étaient sauvés grâce à leurs ceintures de sauvetage qu’ils portaient à ce moment là puisque nous traversions une région minée. Ils furent immédiatement mis en prison car après un interrogatoire il était question d’une désertion. J’ai omis de vous dire que nous passions à ce moment là à quelques centaines de mètres de la côte. C’étaient trois légionnaires de nationalité allemande dont l’un, le chef de file, était un ex-officier instructeur SS. Ils seront transférés au Tribunal Militaire à Saïgon et certainement passés par les armes. Cela servira d’exemple aux autres.
Tout va très bien. Depuis Port-Saïd, et cela dura une dizaine de jours, je ne mangeais presque plus rien et j’allais à la selle une vingtaine de fois par jour. Après visite médicale il résultait: que c’était tout à fait normal. Le docteur m’expliqua que les européens non habitués aux pays chauds perdaient l’appétit(…)pendant une quinzaine de jours. En effet (en) deux ou trois jours des comprimés arrêtèrent cette course aux WC et l’appétit revint. En ce moment je mange comme quatre. Nous avalons régulièrement nos cachets de quinine (…)
Comment cela va-t-il à Villemomble ? Très bien j’espère. Il est en ce moment 13h50 c’est à dire environ 7h50 en France. Toutes les nuits nous dormons une demie ou un quart d’heure de moins que la veille car il nous faut tous les jours à 4 h du matin avancer notre pendule de 15 ou 30 minutes.
Mais quel magnifique voyage. Que de régions (…) aperçues ou visitées, que de côtes aperçues, que d’eau fendue par l’étrave du navire. Nous avons eu l’honneur de voir: marsouins, requins, baleines, cachalots, poissons volants, poissons sauteurs. Des multitudes de mouettes suivent le bateau après chaque escale pendant des centaines de kms. Puis se posent la mer dans l’attente d’un bateau allant en sens inverse qu’elles suivront à nouveau jusqu’au point de départ. J’ai omis de vous dire que le port de Singapour est encombré d’épaves de bateaux. De loin en loin un mât pointe au dessus de la surface des flots. Singapour a une rade magnifique défendue par une multitude d’îles fortifiées. Singapour était imprenable par la mer aussi en voyant cela (nous) ne nous sommes pas étonnés que les Japs l’aient attaquée par terre.
A par cela je ne vois plus grand chose à vous dire si ce n’est que tout va pour le mieux et que j’espère de grand cœur que cette courte lettre vous trouvera tous en excellente santé. Je termine en vous embrassant bien fort.
Serge
Sous-lieutenant Jeandot Serge, 5ème Compagnie S.P. S3.342 par BP.M 402