Zoé MOKOYOKO, venue de Centrafrique

Entre France et Centrafrique, une histoire de famille, de papiers et d’intégration

Propos recueillis par Alain Gagnieux le 27 juillet 2008

Ma famille

Je suis née le 15 août 1957 en Centrafrique, dans un village de Bangui, Bobara.

Je suis d’une famille polygame – mon père avait deux femmes. Ma sœur aînée et moi nous sommes les enfants de sa première femme.

Nos parents nous ont eues très jeunes. À l’époque, les gens se mariaient jeunes : ma maman avait 14 ans quand mon père l’a épousée !

Mon père était technicien PTT [Postes télégraphes et téléphones, comme en métropole à l’époque]. Ma mère ne travaillait pas, elle était mère au foyer. J’ai trois frères et cinq sœurs. On a habité quelques temps dans un quartier – je ne me rappelle plus le nom. Puis mon père a construit une maison dans le quartier Baya où on a grandi.

Mes parents se sont séparés quand j’avais l’âge de dix mois. C’est mon père qui a eu la garde des deux filles.

Mon père a eu un accident quand il a fait son stage de technicien PTT. Il était jeune, 26 ou 27 ans. Je devais avoir 5 ans. Il y a eu la gangrène au niveau de la cheville, on a été obligé de lui amputer la jambe.

Mais il a assumé, il a travaillé. C’était dur parce qu’à la poste ce n’était que des blancs. Mais ce sont eux qui ont le plus soutenu mon père. Ils lui ont dit qu’il devait se faire amputer, car au début il ne voulait pas : « Est-ce que tu as une famille qui pourrait s’occuper de tes enfants après ta mort ? Si tu acceptes qu’on ampute ta jambe, tu resteras en vie assez longtemps pour t’occuper de tes enfants ». Mais le temps qu’il se décide, la gangrène a progressé et on a dû le couper plus haut. Il a eu une jambe artificielle qu’il a portée toute sa vie. Il est décédé en 1997, à 63 ans. Ma maman est encore en vie, mais elle est paralysée. Elle habite maintenant à Bangui.

La fratrie de Zoé Mokoyoko (à gauche) en 1972.

La fratrie de Zoé Mokoyoko (à gauche) en 1972.

L’école

Ma langue maternelle est le ngbaka, un dialecte de la région de Bogaga [dans la Lobaye, au sud-ouest de Bangui]. Mais tous les Centrafricains sont obligés de parler les deux langues : le sango, la langue nationale, et le français, la langue officielle.

J’allais à l’école. On apprenait en français, bien sûr. J’ai été à la maternelle toute petite, jusqu’au CM2. Je n’ai pas pu continuer. À 14 ans, je suis restée à la maison.

Mon mariage

Je me suis mariée à 16 ans. Je ne dis pas ça devant les enfants [rire].

Mon mari m’a inscrite dans une école de secrétariat. J’ai donc fait une formation de secrétariat en français. Mais quand j’ai eu mon diplôme, je n’ai pas travaillé avec. On avait alors deux enfants. Mon mari ne voulait pas que je laisse mes enfants à la maison pour travailler. Du coup je me suis retrouvée à la maison. La première, c’est Prudence ; elle a 30 ans et vit à Paris avec ses deux enfants ; elle est aide-médicopsychologique. Le deuxième, Erick, a 28 ans ; il est cuisinier à Besançon. Ils sont célibataires tous les deux.

Je me suis séparée de mon mari. Et en 1983, Gildas, mon troisième enfant, est né d’un autre père. Il est décédé en 2005 [Zoé montre la photo].

La France

La vision de la France, je ne l’avais pas. C’est à dire que je me voyais dans mon pays à y vivre normalement. Chez moi, la France est un pays auquel tout le monde rêve. Mais personnellement ça ne m’a jamais traversé l’esprit que je pouvais venir en France sans un diplôme. Non, je n’avais pas de vision de la France.

Mon grand frère Gauthier vivait à Paris depuis le début des années 1980. Quand il a su que j’étais séparée de mon mari, que je n’avais rien à faire, il m’a dit : « Et si tu venais ? ». Je lui ai répondu que je n’avais pas les moyens. Alors il m’a répondu : « Je vais voir… ». C’est comme ça que je suis venue en France, le 17 juillet 1987. Je suis venue toute seule. C’était déjà la période où il fallait prendre un visa. Parce qu’avant il n’y avait pas besoin de visa pour les Centrafricains pour venir en France. Je suis donc venue avec un visa de dix jours. Quand je suis arrivée, il n’y a avait pas de débouché, donc pas moyen d’obtenir un titre de séjour.

La France ? Oh là là ! C’était impressionnant, très impressionnant ! Je n’avais pas de repère. Tout était confus dans ma tête. Avec les blancs, l’un arrivait, l’autre repartait, j’étais incapable de faire la différence entre les deux [rires]. Au début, pour une Centrafricaine, la vie est dure. Surtout pour une femme seule. Oui, c’est très très dur ! Il y en a qui viennent parce que leur mari est là. Elles ont déjà un appui. Mais à condition que l’homme soit gentil, car il y en a qui font du chantage. Par exemple : « C’est grâce à moi que tu es en France ! », sous entendu « si tu ne m’obéis pas, tu vas retourner d’où tu viens ».

Je suis venue parce que mon grand-frère Gauthier était là. J’ai vécu un an et demi chez lui à Paris. Je ne sortais presque pas. J’avais peur parce que je n’avais pas de papier. Quand je sortais, c’était avec mon grand-frère.

Après, je suis venue à Besançon. Comment ? J’avais un oncle paternel (un cousin de mon père) qui travaillait à FR 3 à Besançon. Il m’a dit : « Au lieu que tu restes comme ça, viens à Besançon ». Je suis restée chez lui un an.

La journée je m’occupais à coudre. J’étais un peu couturière et chez mon grand frère je cousais. D’ailleurs, plus je cousais, plus je découvrais des choses sur la couture et plus je me perfectionnais. A côté de la médiathèque, il y avait une dame qui apprenait la couture aux immigrés. J’y allais deux fois par semaine pour apprendre à faire des patrons, des modèles. J’ai appris à faire plein de belles choses. Donc ce temps passé à la maison, ça n’a pas été du temps perdu. J’ai appris la couture. Mais j’ai arrêté de coudre à la mort de mon fils. Je n’avais plus envie d’être sur la machine. C’est un travail qui demande beaucoup de réflexion et d’attention, et je ne pouvais plus me concentrer. Mais je ne pouvais pas vivre indéfiniment sur le dos de mon frère ou de mon oncle. Il fallait que j’arrive à me débrouiller seule. Le problème c’est qu’il faut des papiers pour travailler. Alors comment faire ? A Besançon, je sortais avec mon oncle, mais pas longtemps. Dès que je voyais les policiers, j’avais une de ces peurs ! C’était affreux ! Quand je raconte ça avec mes enfants… Vous ne pouvez imaginer ce que j’ai vécu sans papier ! Quand je vois ceux qui sont sans papier à la télé, je pleure. Parce que je sais ce que c’est. Ne pas avoir de papier pour prendre un appartement, pour vivre chez quelqu’un qui un jour va être de mauvaise humeur, qu’est-ce que tu prends ! Non ce n’est pas facile.

Régularisation

Donc, sans papier, j’avais peur de tout. Je ne voulais surtout pas prendre le risque de l’expulsion. Dans ma tête c’était hors de question ! J’avais trop peur.

Alors j’ai décidé de repartir en Centrafrique pour obtenir un visa et revenir en France pour suivre une formation. Je me suis donc inscrite au centre de formation du GRETA. Mais il fallait de l’argent pour repartir. Je cohabitais avec ma belle-sœur, rue de Brabant à Besançon. Elle voulait revenir au pays car elle avait perdu son frère. Alors, elle a demandé à son employeur, pour qui elle faisait des ménages, si je pouvais la remplacer. À l’époque, avant qu’il y ait tous ces changements, les Centrafricains pouvaient travailler en France rien qu’avec une pièce d’identité. L’employeur a accepté et il m’a embauché pour trois mois. Je gagnais le SMIC, qui était à ce moment de 3600 francs environ. J’ai économisé pour payer mon billet – environ 1600 francs – et je suis donc partie à Bangui en octobre 1989. J’y suis restée vingt et un jours, le temps d’obtenir un visa. J’avais tous les papiers qu’on m’avait demandés et j’ai obtenu un visa de long séjour en tant que stagiaire (la durée du visa, on vous l’accorde en fonction de ce que vous voulez faire).

Retour en France

De retour à Besançon, je me suis installée. J’ai apprécié Besançon car la ville était calme, les gens étaient sympas. J’ai eu envie de revenir à Besançon à cause de ça. A Paris, je n’arrivais pas à me balader, à prendre le métro. Chaque fois je me perdais. Chaque fois ! À Besançon, avec les bus ça allait mieux, c’était bien. J’ai habité au Forum environ deux ans car il fallait que je travaille pour prendre un appartement. Je n’avais pas la priorité car les appartements étaient pour ceux qui avaient leurs enfants avec eux.

Je n’étais pas bien. J’avais revu mes enfants à Bangui. Ils y sont restés cinq ans et demi, séparés de leur mère. Je n’avais pas pu revenir avec eux. Le regroupement familial était déjà réglementé. Et avant tout il fallait que je travaille et que j’aie un toit pour les accueillir. Les deux premiers étaient chez leur père et le troisième, qui était né à Bangui, est resté chez ma sœur cadette. C’est elle qui s’en est occupé.

Les deux premières années ont été dures. Mes enfants me manquaient. Sans mes enfants, ce n’était pas facile… Cinq ans sans mes enfants ! Je leur téléphonais mais je ne pouvais pas aller en Centrafrique. Même plus tard quand mes enfants étaient avec moi, parce qu’il fallait que je reste avec eux, que je m’occupe d’eux… Mais en 1997, quand mon père est décédé, il a fallu que j’y aille. Je connaissais des gens, des Centrafricains ; ils étaient sympas mais je ne voulais pas compter sur eux car dans ma tête il fallait que je ne compte que sur moi. À l’époque je restais dans mon milieu. Plus que maintenant où je suis plus ouverte à d’autres personnes.

La formation, ça n’a pas duré parce qu’il fallait que je travaille. J’ai donc fait du ménage. Pendant deux ans. Pour gagner l’argent nécessaire pour faire venir mes enfants et payer les démarches du regroupement familial. Je l’ai obtenu en février 1992. Mais il fallait que les enfants subissent des examens médicaux. Le temps que l’ambassade donne les papiers pour qu’ils aillent à l’Institut Pasteur faire le bilan de santé, les vaccins… ça a pris du temps. Là-bas ce n’est pas comme ici où on fait tous les examens en un jour. ça a donc duré jusqu’en mai. Puis je suis descendu à Bangui pour ramener mes enfants avec moi.

En Afrique, les gens s’imaginent que la France c’est le paradis. Mes enfants, depuis Bangui, voyaient la France au travers de leur mère. Ma sœur leur disait : « Votre maman est en France… ». Mes enfants ont commencé à connaître la France comme ça. Ils se sont fait l’idée qu’en allant en France ils pourraient vivre comme les Français, comme les Européens. Donc pour eux c’était le bonheur de venir en France, surtout avec leur mère. Les enfants ont été contents de me retrouver puis de découvrir la France. Quand ils sont arrivés, je les ai inscrits à l’école. L’aînée au collège Diderot et les deux garçons à l’école primaire Fourier. ça s’est bien passé, mais ils avaient quand même du mal. Ils avaient beaucoup de lacunes, beaucoup de retard, car au pays l’école n’était pas régulière. Le plus grand des garçons a fait le CE2 puis le CM1, puis à cause de son âge il est passé au collège en sautant une année. Mais arrivé en 6ème ce n’était pas facile. Il a fait SEGPA à côté. Le troisième, il a été question de l’orienter après le CE2. J’ai dit non, car je voulais qu’il fasse le CM1 et le CM2. Je l’ai donc retiré de l’école Fourier et je l’ai mis à Sainte-Famille… Jusqu’au jour où il a commencé à faire des bêtises. Il ne s’est jamais plu en France. Il me l’avait dit : « Je n’aime pas ce pays, je veux rentrer ». Je ne sais toujours pas pourquoi. Il est décédé en 2005 ; il avait 23 ans. On ne causait pas trop. Il ne venait pas me raconter ses histoires, ses problèmes. Il ne parlait pas… Je ne sais pas… Je ne peux pas parler à sa place maintenant… Ce n’est pas facile de s’intégrer dans un pays où on n’est pas né, où on n’a pas de repère. Et si ça ne va pas, on ne peut pas se dire : « Je vais aller chez ma tante, ou chez mon oncle, pour me changer les idées ».

Et puis, il y a eu Komalayen qui est née en 1994. Son père était un compatriote que j’avais rencontré ici. Elle entre en classe de 3ème en septembre.

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Le travail

J’ai été embauchée dans une entreprise de nettoyage. L’employeur était gentil, c’était quelqu’un de bien. Il vit toujours mais je ne sais plus où il est. Il m’a aidée à avoir plus d’heures. Quand il y avait des remises en état des lieux, il m’appelait, on allait ensemble… Je travaillais beaucoup plus. Je faisais douze heures par jour, tous les jours. Je travaillais jusqu’à minuit. Je prenais toujours le dernier bus pour rentrer chez moi. Donc, toute seule, j’ai bossé, bossé, bossé…

Aujourd’hui, je travaille à l’ADAPEI. Depuis 14 ans, en CDI. J’y suis entrée juste après la naissance de Komalayen. J’ai démarré en faisant le ramassage scolaire. J’étais convoyeuse avec un chauffeur qui conduisait un petit bus pour 14 à 18 personnes. Quand le cuisinier n’était pas là, les plats étaient livrés et je les réchauffais. Quand la femme de ménage n’était pas là, je la remplaçais. Quand le lingère n’était pas là, je m’occupais du linge… Le travail était varié. Je suis donc devenue polyvalente et ma situation est stable maintenant. Je suis devenue française en 2004, tout en conservant la nationalité centrafricaine.

Je suis restée en France car je ne trouve pas la même chose chez moi. Le travail que je fais aujourd’hui je ne le ferais pas chez moi. Je serais mère au foyer mais je ne le ferais pas. C’est mon mari qui s’occuperait de moi. Chez nous, le travail de femme de ménage est un travail de domestique, donc je ne le ferais pas. Là-bas, c’est plus le travail des hommes que des femmes. Maintenant, on commence à voir des femmes faire ce travail, mais à l’époque non. Une femme s’occupait de son foyer, de son mari et de ses enfants. Elle pouvait aller au champ mais pas faire ce genre de travail. Mais en France, quel que soit le travail, tu peux le faire et assumer les tâches de la maison. Donc j’ai gagné la liberté. Et j’ai l’esprit plus ouvert sur bien des choses de chez nous. En Centrafrique, une femme fonctionnaire ou qui est employée dans une entreprise privée, ça fait plus d’honneur… Mais en Centrafrique, quand tu n’es pas diplômé, tu fais quoi ? Tu restes à la maison. Là-bas, les gens n’ont pas cet esprit de liberté, d’indépendance, de s’ouvrir à n’importe quel travail. C’est encore difficile chez nous. Quelques rares femmes sont nounous. Alors qu’ici on peut tout faire, tu ne te sens pas plus démuni que les autres, c’est le même salaire, le même SMIC que les autres. Tu assumes ton loyer, tu assumes la vie scolaire de tes enfants. Tu te sens épanoui. C’est pour toutes ces choses que je suis très reconnaissante envers la France.